En Inde, le biométrique version très grand public

by Prasad Krishna last modified May 03, 2017 04:27 PM
Initiée en 2010, l’Aadhaar est désormais la plus grande base de données d’empreintes et d’iris au monde. Carte d’identité destinée aux 1,25 milliard d’Indiens, elle sert aussi de moyen de paiement. Mais la sécurité du système et son utilisation à des fins de surveillance posent question.

The article was published by Liberation on April 27, 2017. Sunil Abraham was quoted.


Le front barré d’un signe religieux hindou rouge, Vivek Kumar se tient droit derrière le comptoir de son étroite papeterie située dans une allée obscure d’un quartier populaire du sud-est de New Delhi. Sous le regard bienveillant d’une idole de Ganesh - le dieu qui efface les obstacles -, le commerçant à la fine moustache et à la chemise bleu-gris au col Nehru réalise des photocopies, fournit des tampons ou des stylos à des dizaines de chalands.

Gaurav, un vendeur de légumes de la halle d’à côté, entre acheter du crédit de communication mobile. Au moment de payer, il sort son portefeuille, mais pas pour chercher de la monnaie. Il y prend sa carte d’identité Aadhaar et fournit ses douze chiffres au commerçant. Qui les entre dans un smartphone, sélectionne la banque de Gaurav et indique le montant de l’achat. Le client n’a plus qu’à poser son pouce sur un lecteur biométrique relié au combiné, connecté à Internet. Une lumière rouge s’allume et un son retentit : la transaction est bien passée.

Depuis mars, 32 banques indiennes fournissent ce service novateur de paiement par empreinte digitale. Appelé Aadhaar Pay, il utilise les informations biométriques, à savoir les dix empreintes digitales et celle de l’iris, recueillies par le gouvernement depuis septembre 2010 pour créer la première carte d’identité du pays. Toute personne résidant en Inde depuis plus de six mois, y compris les étrangers, peut s’inscrire et l’obtenir gratuitement.

«Renverser le système»

L’Aadhaar («la fondation» en hindi) représente aujourd’hui la plus grande base de données biométriques au monde, avec 1,13 milliard de personnes enregistrées sur 1,25 milliard, soit 99 % de la population adulte indienne.

L’objectif initial était double : identifier la population - 10% des Indiens n’avaient jusqu’ici aucun papier, et donc aucun droit - et se servir de ces moyens biométriques pour sécuriser l’attribution de nombreuses subventions alimentaires ou énergétiques, dont le détournement coûte plusieurs milliards d’euros chaque année à l’Etat fédéral.

A partir de 2014, la nouvelle majorité nationaliste hindoue du BJP a étendu les usages de l’Aadhaar pour transformer cet outil de reconnaissance en un vrai «passe-partout» de la vie quotidienne indienne : depuis l’ouverture d’une ligne téléphonique à la déclaration de ses impôts, en passant surtout par la création d’un compte en banque, le numéro Aadhaar sera à présent requis. Dans ce dernier cas, l’Aadhaar permet en prime d’utiliser le paiement bancaire par biométrie pour réduire le recours au liquide, qui représente encore plus de 90 % des transactions dans le pays.

Le Premier ministre, Narendra Modi, a fait de cette inclusion financière l’un de ses principaux chevaux de bataille : en 2014, son gouvernement a lancé un énorme programme qui a permis la création de 213 millions de comptes bancaires en deux ans - aujourd’hui, quasiment tous les foyers en possèdent au moins un. Il a continué dans cette voie énergique en démonétisant, en novembre, les principales coupures. But de la manœuvre : convaincre les Indiens de se défaire, au moins temporairement, de leur dépendance aux billets marqués de la tête de Gandhi.

«Le liquide est gratuit, donc il est difficile de pousser les gens à utiliser d’autres moyens de paiement, explique Ragavan Venkatesan, responsable des paiements numériques à la banque IDFC, pionnière dans l’utilisation de l’Aadhaar Pay. Nous avons donc renversé le système pour que le commerçant soit incité à utiliser les moyens numériques.» L’établissement financier a d’abord développé le «microdistributeur de billets» : une tablette que le vendeur peut utiliser pour créer des comptes, recevoir des petits dépôts ou fournir du liquide aux clients au nom de la banque, contre une commission. Comme l’Aadhaar Pay, cette tablette se connecte au lecteur biométrique - fourni par l’entreprise française Safran - pour l’identification et l’authentification. Dans les deux cas, et à la différence des paiements par carte, ni le marchand ni le client ne paient pour l’utilisation de ce réseau. «Le mode traditionnel de paiement par carte va progressivement disparaître», prédit Ragavan Venkatesan.

Défi

Pour l’instant, le système n’en est toutefois qu’à ses débuts. Environ 70 banques - une minorité du réseau indien - sont reliées à l’Aadhaar Pay, et lors de nos visites dans différents magasins de New Delhi, une transaction a été bloquée pendant dix minutes à cause d’un problème de serveur. La connectivité est d’ailleurs un défi dans un pays dont la population est en majorité rurale : le système nécessite au minimum le réseau 2G, dont sont dépourvus environ 8 % des villages, selon le ministère des Télécommunications.

Mais c’est la protection du système qui est surtout en question : «La biométrie réduit fortement le niveau de sécurité, car c’est facile de voler ces données et de les utiliser sans votre accord, explique Sunil Abraham, directeur du Centre pour l’Internet et la société de Bangalore. Il existe maintenant des appareils photo de haute résolution qui permettent de capturer et de répliquer les empreintes ou l’iris», affirme ce spécialiste en cybersécurité.

Le problème tient au caractère irrévocable de ces données biométriques. A la différence d’une carte bancaire qu’on peut annuler et remplacer, on ne peut changer d’empreinte ou d’iris. L’Autorité indienne d’identification unique (UIDAI), qui gère l’Aadhaar, prévoit bien que l’on puisse bloquer l’utilisation de ses propres données biométriques sur demande, ce qui offre une solution de sécurisation temporaire. «Si un fraudeur essaie de les utiliser, on peut le repérer [grâce au réseau internet, ndlr] et l’arrêter», défend Ragavan Venkatesan, de la banque IDFC.

Mais cela risque de ne pas suffire en cas de recel de ces informations : la police vient d’interpeller un groupe de trafiquants qui étaient en possession des données bancaires de 10 millions d’Indiens, récupérées à travers des employés et sous-traitants, données qu’ils revendaient par paquets. Une femme âgée s’était déjà fait dérober 146 000 roupies (un peu plus de 2 000 euros) à cause de cette fraude.

Outil idéal

Le directeur de l’UIDAI assure qu’aucune fuite ni vol de données n’ont été rapportés à ce jour depuis leurs serveurs - ce qui ne garantit pas que cette confidentialité sera respectée par tous les autres acteurs qui y ont accès. En février, un chercheur en cybersécurité a alerté la police sur le fait que 500 000 numéros Aadhaar ainsi que les détails personnels de leurs propriétaires - exclusivement des mineurs - avaient été publiés en ligne. La loi sur l’Aadhaar punit de trois ans de prison le vol ou le recel de ces données. Ce texte adopté l’année dernière - soit six ans après le début de la collecte - empêche également leur utilisation à d’autres fins que l’authentification pour l’attribution de subventions et de services. Et l’UIDAI ne peut y accéder pleinement qu’en cas de risque pour la sécurité nationale, et selon une procédure spéciale.

Reste qu’il n’existe pas d’autorité, comme la Cnil en France, chargée de veiller de manière indépendante à ce que ces lignes rouges ne soient pas franchies par un Etat à la recherche de nouveaux moyens de renseignement. Car les experts s’accordent sur ce point : le biométrique est un outil idéal pour surveiller une population.

En 2010, le gouvernement britannique avait d’ailleurs mis fin à son projet de carte d’identité biométrique, estimant que le taux d’erreurs dans l’authentification était trop élevé et le risque d’atteinte aux libertés trop important. Les Indiens, souvent subjugués par les nouvelles technologies pour résoudre leurs problèmes sociaux, ne semblent pas prêts de revenir en arrière. Surtout si cela peut en plus servir à mieux ficher un pays menacé par un terrorisme régional et local.